Fenêtres ouvertes d’un bleu parfait, pur, translucide. Irisé
d’un seul vœu, découvrir pour vivre. Mes yeux se perdent dans les tiens. Bulles
de champagne.
« Je te raconte mes premiers pas. Sur les pavés des rues
de ma vieille ville. Les patins à roulettes glissant sur les trottoirs qui
bousculaient les promeneurs grincheux. Les faux-pas dans les caniveaux. Nos
bras ailés dans la venelle déserte, dévalée à toute allure. La veine poétique
tambourinait un seul mot : liberté. Nos retrouvailles de gamins débraillés
sur notre place où l’ancestrale fontaine nous désaltérait de son breuvage frais
servis par deux dauphins. Nos éclaboussures de rires. Et nos escapades hors des
murs de la cité. Nos explorations des grottes du Second Bassin. Le mange-disque
sous ces roches primitives qui déraillait sur nos âges d’enfants tortillés de
bonheur. Nos courses-poursuites au jardin public avec le gardien du lieu. Nous
franchissions l’espace interdit, en quête de cachettes. Il nous courait après
et finissait toujours par débusquer les réfractaires dans leur planque
inviolable. Après un sermon autoritaire, il nous relâchait. Tête basse sous le
képi officiel, il dissimulait un sourire avec comme certitude une prochaine
partie de cache-cache.
Et puis, « le Camaret ». Les câlins interdits aux
petits chevreaux. L’odeur qui me trahissait. Courir à toutes jambes à travers
la sapinière après les audacieuses chèvres avides d’indépendance et crier à
tue-tête « Vene, vene ! ». La sage cueillette des champignons à
la fraîcheur teintée du lever du soleil. Fragrance aux senteurs originelles
tatouées sur ma peau. Les baptêmes
païens dans le fleuve frisquet. Murs d’orgues basaltiques, toit tuilé de
parcelles de ciel. Je m’emprisonnais de sensations sauvages.
Tu m’écoutes, les yeux agrandis de surprise. Je ne te raconte
pas une histoire, je te parle de mon enfance. Ce n’est pas un conte. Je
comprends ton étonnement. Sous le regard constant des grands, tu ne sais pas
que tu as le droit d’exister librement. Tu penses qu’il y a trop de dangers
dans ton monde. Que la terre est un piège avec ses bois, ses rivières
« baignades interdites », ses sources « interdiction de boire ».
Si on ne se soumet pas à ces injonctions, c’est « à vos risques et périls ».
Et puis il y a les hommes ou femmes en képi qui sanctionnent. Tu vis avec une
surveillance constante mon p’tit bout. Protection sans faille, panoplie de
protection de la tête au pied. Peux-tu encore tomber ? Et aujourd’hui on
te bâillonne, on t’interdit de toucher. « Danger Virus ». C’est vrai
il est bien là. Il n’est pas le premier. Il traverse la vie des êtres humains
depuis si longtemps et reviendra encore et encore. La différence est qu’il y a
peu de temps encore on l’appelait « fatalité » car on savait qu’on
devait mourir. Aujourd’hui la peur est le chef d’orchestre. Le mange disque instrumentalise
en boucle « la marche funèbre ». Il faut se sentir protégé de tout, y
compris de la fin inéluctable. On est
persuadé qu’en suivant chaque règle, on sera indestructible. Ce n’est pas vrai
mon p’tit bout. Et pourtant la plupart d’entre nous en sommes persuadés et n’hésitons
pas à défier celle qui nous accueille, la terre. On la néglige, on la souille,
on l’empoisonne. Là pas de souci, on peut continuer sans hommes ou femmes en
képi, sous le couvert des autorités. Le
vrai danger est là mon p’tit bout. Lui manquer de respect entraînera
l’extinction de l’humain. Ce sera alors l’apparition « du masque
rouge ». Peur légitime.
Si tu savais mon p’tit bout comme il est bon de courir si
vite qu’on croirait voler. Si tu savais mon p’tit bout comme il est bon de
vivre la terre avec sa faune, sa flore, ses rivières claires, son air pur. Et
comme ils étaient beaux ces hommes ou femmes qui souriaient sous leur képi
protecteur. Si tu savais mon p’tit bout
comme il est bon de ne pas avoir peur.
Alors, mon p’tit bout, je mets entre parenthèses notre
aujourd’hui pour t’apprendre mon hier. »
Marie-Noëlle Fargier
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