jeudi 24 octobre 2019

"Le rire de De Kooning" de Jean-Hugues Larché


« Le rire de De Kooning » de Jean-Hugues Larché

D’emblée les mots de Jean-Hugues Larché tracent les lignes. Evocation d’horizon par le nom à lui seul « Long Island », de droiture « excroissance perpendiculaire ». Ces premières visions sont vite démenties. Jean-Hugues Larché invite à creuser, à délisser cette terre, la rendre vivante, la fouiller dans le temps. Les racines de « Long Island » surgissent. Les Amérindiens la nommaient « Paumanok », l’Ile qui paie des tributs. 

Dans ce décor subitement chaotique De Kooning fait son apparition «…seul dans les fondations profondes aux larges parois déblayées au buldozer. » L’écrivain jette les dés. Je pressens par une description fine, minutieuse de cet homme bien planté ou en déséquilibre dans cet univers « Il est debout au bord d’une trace striée par les roues d’un engin » que « Le rire De Kooning » va résonner longtemps dans mes oreilles. 

L’auteur incite le lecteur à connaître, comprendre De Kooning en connivence totale avec son environnement. L’atelier et le peintre ne font qu’un comme en atteste cette phrase de De Kooning « J’ai travaillé sur cet atelier comme un peintre ». Je saisis que le rire de Kooning m’amènera plus loin qu’une rencontre avec cet artiste. Il est une véritable analyse embellie d’une écriture colorée, sculpturale qui charme et accroche.

Cette terre excavée par la volonté de De Kooning réveille l’ancestrale tribu. « La force tellurique et la lumière atlantique traversent le paysage… », « Le chaman de Kooning rit entre ciel et terre… ».  Fusion entre le peintre et les éléments. Puis la première création de l’artiste : une femme. A son tour elle pénètre ce magma créatif « Avec De Kooning, la femme devient paysage ». Elle interagit avec le peintre. « Woman n’en finit plus de couler sa couleur ». Je tourne les pages, je ne lis plus. Les couleurs, les formes, la matière écrasent les lettres. Je vois, je sens. Tel est le talent de l’écrivain.  Alchimie volcanique. Aurait-il été happé par cette métamorphose ? « En 1996, De Kooning dessine les yeux fermés, décadre, démembre, désorganise. », « Comiques graphies de corps pré-anatomiques ». Ancrage indigo. « De Kooning s’enfonce progressivement dans une certaine aphasie…ses tableaux perdent de plus en plus leur titre, leur rapport aux mots. Et même sans titre, la couleur parle, le timbre est toujours clair, le tempo serpente et tombe juste. » 

Chaque page de ce manuscrit reflète une œuvre qui miroite celles de De Kooning. Tout est interaction. Les tableaux, les sculptures, les bronzes s’animent sous la baguette du chef d’orchestre qui n’est autre que Jean-Hugues Larché. Une histoire. Un conte. Voyage initiatique ? Qu’importe ! « La Recliming Figure danse au sol et pulse le jazz, le be-bop ou le free jazz. L’Hostess agite ses quatre bras semble guider un mystérieux orchestre. La Seated woman assise en bord de mer écoute le roulis… » J’imagine une scène de vie, de théâtre. « Un tableau de tableaux » dans un univers sincère, profond, d’un autre temps. Création. Vivantes sont ces œuvres tant dans leur beauté que leur laideur ! Extrêmes, envahissantes, incurables.   

Au fil du manuscrit, l’abcès se perce. Un furoncle d’angoisse indescriptible, de celle dont l’inconscient se goinfre comme ces femmes « ventrues, fessues, à grosses mamelles, mais leur bassin est étroit et leurs jambes tubulaires sont comme enfoncées, rivées au sol ». L’auteur extirpe par ses mots le malaise du « spectateur ». « Elles sont emblématiques de son traitement de l’hystérie universelle qui est on ne peut plus concret dans sa monstration ».  Angoisse légitime. Il rappelle les propres paroles de De Kooning à leur propos « Moi-même elle me fait peur (la woman 1), ce n’est pas tant le fait de la regarder que de penser comment elle est sortie de moi, comment ça s’est passé. » L’auteur rajoute « Il a redonné vie et corps à une femme en inversant le processus naturel de la procréation ». Femmes au pouvoir démesuré, surnaturel ? « La femme devient paysage ». 

Le chaman est toujours là. De quoi en rire ? Oui, aux éclats. Savait-il déjà où il nous conduisait ? J’aime le croire.
Une photographie de De Kooning riant boucle le manuscrit. Je retrouve le début de « le rire de De Kooning ». Les mots, les images. Beau clin d’œil, Monsieur Larché ! La boucle est bouclée. RIRES. L’île n’en finit pas de payer ses tributs…

Marie-Noëlle Fargier


lundi 7 octobre 2019

La Brenne


J’ai rencontré la Brenne. 

Les yeux fixes, la nuque droite sur cette étendue colorée d’herbe généreuse et plate. Ils n’ont ni espéré, ni deviné de cols inatteignables. Ils se sont contentés d’un ciel. Réverbère d’une terre. Synchronie universelle sans prétention. Ma nuque ne se renverse pas, elle se souvient de cette même droiture face à l’horizon. Celui de la mer. Ce ciel lui ressemble. Infini. Serait-ce le souvenir de son passage lointain ? Avant que cette terre ne se creuse pour accueillir les eaux boueuses des torrents de mon massif…

Etangs blanchis de nymphéas, roselières, landes mauves de bruyères, champs noircis d’automne, bocages de verdure murmurés par le baldaquin rosé, filaments argentés percés de rayons translucides, sages et réguliers. Douceur. Seule, debout je contredis cet univers longitudinal. Longévité ? La cistude en témoigne. 

Je poursuis cette route, ligne droite sans surprise. Des arbres sagement me saluent, haie d’honneur. Seuls des chemins de terre jaunie autorisent le passage des vivants. La forêt est dense. Autoritaire, elle transperce de sa hauteur l’assiette terrestre. Ma nuque se renverse. Mes paupières se cognent aux feuilles des grands chênes, des pins, des feuillus. Ils chuchotent au firmament sa grandeur retrouvée. 

D'un sentier, j’aperçois quelques biches, quadrupèdes liés à cette horizontalité. Elles approchent de l’asphalte humain, effarées par une salve d’horreur mortuaire, de tirs sanguinaires. Je conçois ma place d’humain. Humblement baisse la tête. Honteuse. Je quitte les bois. 
Le ciel et la terre forts de leur transparence où l’œil humain ne se repère m’invitent à nouveau. Le soleil lent et léger, lance des éclairs endormis rosés sur les grès rouges de la Brenne que l’homme a verticalisés pour bâtir sa demeure. 

Qui est donc ce bipède étranger qui se prétend si grand ?