« Le
rire de De Kooning » de Jean-Hugues Larché
D’emblée les mots de Jean-Hugues Larché tracent les lignes.
Evocation d’horizon par le nom à lui seul « Long Island », de
droiture « excroissance perpendiculaire ». Ces premières visions sont
vite démenties. Jean-Hugues Larché invite à creuser, à délisser cette terre, la
rendre vivante, la fouiller dans le temps. Les racines de « Long
Island » surgissent. Les Amérindiens la nommaient « Paumanok »,
l’Ile qui paie des tributs.
Dans ce décor subitement chaotique De Kooning fait
son apparition «…seul dans les fondations profondes aux larges parois déblayées
au buldozer. » L’écrivain jette les dés. Je pressens par une description
fine, minutieuse de cet homme bien planté ou en déséquilibre dans cet univers
« Il est debout au bord d’une trace striée par les roues d’un engin »
que « Le rire De Kooning » va résonner longtemps dans mes oreilles.
L’auteur incite le lecteur à connaître, comprendre De Kooning en connivence
totale avec son environnement. L’atelier et le peintre ne font qu’un comme en
atteste cette phrase de De Kooning « J’ai travaillé sur cet atelier
comme un peintre ». Je saisis que le rire de Kooning m’amènera plus
loin qu’une rencontre avec cet artiste. Il est une véritable analyse embellie
d’une écriture colorée, sculpturale qui charme et accroche.
Cette terre excavée par la volonté de De Kooning réveille l’ancestrale
tribu. « La force tellurique et la lumière atlantique traversent le
paysage… », « Le chaman de Kooning rit entre ciel et terre… ». Fusion entre le peintre et les éléments. Puis
la première création de l’artiste : une femme. A son tour elle pénètre ce
magma créatif « Avec De Kooning, la femme devient paysage ». Elle
interagit avec le peintre. « Woman n’en finit plus de couler sa
couleur ». Je tourne les pages, je ne lis plus. Les couleurs, les formes,
la matière écrasent les lettres. Je vois, je sens. Tel est le talent de
l’écrivain. Alchimie volcanique.
Aurait-il été happé par cette métamorphose ? « En 1996, De
Kooning dessine les yeux fermés, décadre, démembre, désorganise. », « Comiques
graphies de corps pré-anatomiques ». Ancrage indigo. « De Kooning
s’enfonce progressivement dans une certaine aphasie…ses tableaux perdent de
plus en plus leur titre, leur rapport aux mots. Et même sans titre, la couleur
parle, le timbre est toujours clair, le tempo serpente et tombe juste. »
Chaque page de ce manuscrit reflète une œuvre qui miroite celles de De Kooning.
Tout est interaction. Les tableaux, les sculptures, les bronzes s’animent sous
la baguette du chef d’orchestre qui n’est autre que Jean-Hugues Larché. Une
histoire. Un conte. Voyage initiatique ? Qu’importe ! « La
Recliming Figure danse au sol et pulse le jazz, le be-bop ou le free jazz. L’Hostess
agite ses quatre bras semble guider un mystérieux orchestre. La Seated woman
assise en bord de mer écoute le roulis… » J’imagine une scène de vie, de
théâtre. « Un tableau de tableaux » dans un univers sincère,
profond, d’un autre temps. Création. Vivantes sont ces œuvres tant dans leur
beauté que leur laideur ! Extrêmes, envahissantes, incurables.
Au fil du manuscrit, l’abcès se perce. Un furoncle
d’angoisse indescriptible, de celle dont l’inconscient se goinfre comme ces
femmes « ventrues, fessues, à grosses mamelles, mais leur bassin est
étroit et leurs jambes tubulaires sont comme enfoncées, rivées au sol ».
L’auteur extirpe par ses mots le malaise du « spectateur ».
« Elles sont emblématiques de son traitement de l’hystérie universelle qui
est on ne peut plus concret dans sa monstration ». Angoisse légitime. Il rappelle les propres
paroles de De Kooning à leur propos « Moi-même elle me fait peur (la
woman 1), ce n’est pas tant le fait de la regarder que de penser comment elle
est sortie de moi, comment ça s’est passé. » L’auteur rajoute
« Il a redonné vie et corps à une femme en inversant le processus
naturel de la procréation ». Femmes au pouvoir démesuré,
surnaturel ? « La femme devient paysage ».
Le chaman est toujours là.
De quoi en rire ? Oui, aux éclats. Savait-il déjà où il nous
conduisait ? J’aime le croire.
Une photographie de De Kooning riant boucle le manuscrit. Je
retrouve le début de « le rire de De Kooning ». Les mots, les images.
Beau clin d’œil, Monsieur Larché ! La boucle est bouclée. RIRES. L’île
n’en finit pas de payer ses tributs…
Marie-Noëlle Fargier