Je me souviens de mes années de jeune collégienne dans un
pensionnat qui accueillait les enfants du monde rural et plus rarement les
enfants citadins. Les gosses de la ville
bénéficiaient de cet établissement grâce à leur statut social particulier de normes
égarées. Autrement dit « les cas sociaux ». Quelques-uns atterrissaient
là par « hasard ». Quelle meilleure thérapie juvénile que le dressage pour
les récalcitrants ? A coup de génuflexion, mains collées au sol sous les
genoux indépliables. Sans croix accrochée au- dessus du tableau noir. Laïcité….
Quelques brutalités gestuelles de centre
de redressement, quelques injures le plus souvent verbales d’un champ lexical aux
mots crus, gras, poisseux. Contes de mon enfance. J’espérais la fin de semaine.
C’est pourtant dans cet endroit, je le compris plus tard, que
je rencontrai « la fraternité ». Cette période, où la dureté de la
plupart des adultes qui nous « encadraient », la vétusté des lieux,
le partage de notre quotidien entre travail scolaire, vaisselle, tâches ménagères
du sol au plafond, nous a liés ; nous les enfants citadins. Ad vitam aeternam.
Je me souviens particulièrement de ce mercredi. Jour d’un semblant de relâche où nos petites
jambes marchaient pendant des kilomètres par tous les temps. Ce jour-là un
surveillant au regard lucide et bienveillant décidait d’une promenade de
quelques mètres en partant de notre « caserne ». Nous nous
retrouvâmes dans les bois. Liberté. Lèvres gercées, joues rosies du souffle
glaçant, je respirais la sève des arbres abattus, l’odeur délicate des
moisissures d’automne. Les conifères serrés les uns contre les autres
réchauffaient ma solitude. Nous courions parmi eux, au hasard de leur verdure
épineuse. Sans blessure. Le « pion » nous demanda alors de crier. Stupéfaits,
nous émîmes quelques sons timides. « Plus fort ! » intimait le
surveillant. A l’unisson nous obéîmes à cet ordre, écho de notre aspiration refoulée :
l’interdit. Des petits piaillements puis
des hurlements se fracassèrent sur les troncs, dépassèrent les hauteurs prétentieuses
des pins, s’évadèrent en transperçant les nuages noirs. Et finirent en rires en
cascades sur la terre.
De retour, la caserne prenait un autre aspect. Apaisés, des
regards s’échangeaient des bancs en bois. Côté filles- côté garçons. Annonce
prémonitoire d’autres plaisirs. Prince et princesse. Le rêve prenait fin dans « le
petit coin » de cette salle de télévision. Une gauloise forte et adulte se
partageait dans les murs décrépis imprégnés d’urine. La désignation de « chiottes »
avait toute sa légitimité.
Ces cris me parviennent une nouvelle fois dans ma vie. Ils n’émanent
pas d’un bois, la rue les reçoit. Ces mêmes hurlements déchirant de mots. Ceux
de l’injustice, de la révolte. Ventres creux, yeux cernés, corps usés. A nouveau
les cris se cognent non plus contre les arbres, ils battent le pavé, percutent
les murs dorés. Ils s’amplifient, se soudent devant les façades destinées à les
abriter près de Marianne. Demeures de l’Etat. De leur propre chef, les oubliés
crient plus fort d’une même voix. Une voix qui percera une brèche jusqu’à l’inatteignable
édifice. Sans « pion » ni surveillant. Aucun écho. Aucun apaisement. Ils défoncent de-ci
de-là des portails de fer. Brisent quelques vitrines des riches argentiers. Le
centre de redressement se rénove. Brutalités,
injures. Mutilations. Ils se réparent
tant bien que mal. S’entraident dans leur souffrance quotidienne. Fraternité.
Ad vitam aeternam.
Même caserne, même chiottes. Mêmes enfants, mêmes adultes,
mêmes vieux. De plus en plus nombreux. Le fil de la misère ne rompt pas, il se
déroule indéfiniment de génération en génération, s’enroule insidieusement
autour d’autres proies. Les pleurs ruissellent et se mêlent à ceux de la terre.
Le vert s’éteint. L’air est froid.
Les quelques grandes écoles et hautes demeures aux cabinets d’aisance
restent de marbre. Volets fermés. Hermétiques et insonorisées.
Dans ce bois puis dans cette rue, je me demande :
Devrions-nous apprendre à crier ?
Devrions-nous nous détruire jusque dans les flammes ?
Les cris s’asphyxient face au silence mortuaire des sacrifiés.
Même la grande faucheuse n’ouvre aucune brèche.
Ne faire aucun bruit.
Se taire et survivre. Sens abolis.